Calibre 44-40
Quand j’ai connu Cameron, c’était un très vieil homme. Il portait des pantoufles en tapisserie tout le temps, et ne parlait plus. Il fumait le cigare et écoutait de temps en temps les disques de Burl Ives. Il vivait avec un de ses fils, qui était déjà lui-même d’un certain âge et qui commençait à se plaindre de vieillir.
— Bon Dieu, y a pas à dire, je n’ai plus vingt ans.
Cameron avait son fauteuil attitré dans le salon. Il était recouvert d’une couverture de laine. Personne d’autre n’occupait jamais ce fauteuil, et de toute façon on aurait dit qu’il y était lui-même toujours assis. Son esprit avait pris possession de ce fauteuil. Les vieux ont cette façon de s’approprier les sièges sur lesquels ils finissent leur vie. Il ne sortait plus pendant l’hiver, mais quelquefois en été il s’asseyait dehors sur le perron et fixait la rue, au-delà des rosiers de la cour, et encore au-delà de la rue, là où la vie effeuillait le calendrier de ses jours sans lui, comme s’il n’avait tout simplement jamais existé.
Ce n’était pas vrai pourtant. Il avait été un fameux danseur, capable de danser toute la nuit dans les années 1890. Cela l’avait rendu célèbre. Et il avait été responsable de la fin prématurée de bien des violoneux.
Il avait passé l’hiver de 1889 à garder les moutons. C’était un jeune homme alors, il n’avait pas vingt ans. C’était un travail d’hiver long et solitaire dans une région perdue, mais il avait besoin de cet argent pour rembourser ce qu’il devait à son père. Histoire compliquée de dettes de famille, sur laquelle il vaut mieux ne pas s’étendre.
Il n’y avait rien de passionnant à faire cet hiver-là sinon regarder les moutons, mais Cameron trouva quelque chose pour garder le moral.
Des canards et des oies montaient et descendaient la rivière tout l’hiver, et l’homme à qui appartenaient les moutons avait donné à Cameron et aux autres gardiens une grande quantité, une quantité presque surréaliste, de munitions pour Winchester 44-40 afin d’éloigner les loups ; et pourtant il n’y avait pas de loups dans cette région.
Le propriétaire des moutons avait une peur effroyable que les loups ne s’approchent de son troupeau. Cela frisait le ridicule, à en juger par toutes les munitions de 44-40 qu’il avait fournies à ses gardiens.
Cameron fit grand honneur à ses munitions cet hiver-là, en tirant les canards et les oies à partir du flanc d’une colline à environ deux cents mètres de la rivière. Pour le moins qu’on puisse dire, une 44-40 n’est pas ce que l’on peut trouver de meilleur comme fusil pour tirer les oiseaux. Les balles partent énormes et lentes comme un obèse qui ouvre une porte. Il lui fallait un handicap comme cela, à Cameron.
Les longs mois de cet hiver d’exil pour dettes de famille passèrent lentement jour après jour, coup de fusil après coup de fusil, jusqu’à l’arrivée du printemps et jusqu’à ce qu’il ait tiré peut-être quelques milliers de coups sur ces canards et ces oies sans en toucher un seul.
Cameron aimait beaucoup raconter cette histoire. Il pensait qu’elle était très drôle, et il riait toujours quand il la racontait. Cameron raconta cette histoire à peu près autant de fois qu’il avait tiré les oiseaux, avant, pendant et après le tournant du siècle, jusqu’à ce qu’il s’arrête de parler.